Passer une heure en compagnie d'un excellent quatuor à cordes, tandis que ses membres explorent de belles pages, est l'un des divertissements les plus civilisés de l'humanité. Et nous vivons à une époque où le merveilleux répertoire pour quatuor est mieux interprété que jamais. En outre, en se penchant sur l'illustre parcours du Quatuor Borodine – et l'auteur de ces lignes a suivi cet ensemble au concert pendant près d'un demi-siècle –, il semble que le présent effectif soit le meilleur de tous.
Bien entendu, si l'on pouvait voyager dans le temps, il serait plaisant de revenir jeter un œil aux années 1930, lorsque les activités d'ensembles comme les Quatuors Busch, Pro Arte, Léner et Budapest battaient son plein. Mais dans l'euphorie qui fit suite à la Deuxième Guerre mondiale, un phénomène remarquable se fit jour dans la sphère raréfiée du quatuor à cordes. Des ensembles parurent – le Smetana de Prague, l'Amadeus de Londres, le Quartetto ltaliano, le Hollywood sur la côte ouest américaine – dont le lustre sonore et l'habileté technique étaient jusqu'alors inouis.
Même si à l'époque de la Guerre froide il était inconnu des auditeurs occidentaux, le Quatuor philharmonique de Moscou était fait de la même fabuleuse étoile. Ses fondateurs, en 1945, furent Rostislav Dubinsky, Vladimir Rabeij, Rudolf Barchaï et Mstislav Rostropovitch (à qui Valentin Berlinsky n'allait pas tarder à succéder). En 1947, année de la première collaboration de l'ensemble avec Dimitri Chostakovitch, un changement de second violon leur permit d'accueillir Nina, l'épouse de Barchaï. Leurs gravures de Mozart montrent que l'ensemble était de toute première qualité, mais en 1952, Nina Barchaï fut remplacée par Jaroslav Alexandrov. En 1953, Rudolf Barchaï rejoignit le Quatuor Tchaïkovski, dont l'existence fut de courte durée, cédant sa place à Dimitri Chébaline, le fils du compositeur Vissarion Chébaline, et en 1955, rebaptisée Quatuor Borodine, la formation de Dubinsky, Alexandrov, Chébaline et Berlinsky fut autorisée à se rendre en Allemagne de l'Est et en Tchécoslovaquie pour la premiere de nombreuses tournées à l'étranger.
Avec un répertoire fondé sur Borodine, Tchaïkovski et Chostakovitch, une poignée de classiques viennois et des pièces individuelles de musiciens comme Miaskovsky, Chébaline, Vainberg, Szymanowsky et Stenhammar, le Quatuor Borodine devint l'ensemble russe le plus connu du reste du monde – le Quatuor Beethoven, aux sonorités plus âpres et qui conserve les mêmes membres de 1923 a 1964, ne dépassa pas les frontières de la Tchécoslovaquie. En 1974, quand Alexandrov dut quitter le Quatuor Borodine pour raisons de santé, Andreï Abramenkov le rejoignit en qualité de second violon ; et en 1976, quand Dubinsky émigra, Mikhaïl Kopelman devint premier violon. Les deux décennies suivantes virent le Quatuor Borodine se concentrer sur les cycles Beethoven et Chostakovitch – ses interprétations à la lueur des bougies du Quatuor n°15 de ce dernier composileur furent particulierement remarquées. Lorsqu'en 1996, Kopelman rejoignit le Quatuor Tokyo et que Chébaline prit sa retraite, leurs remplaçants furent l'exceptionnel violoniste arménien Ruben Aharonian et le splendide altiste Igor Naidin. Enfin, en 2007, Berlinsky céda sa place à Vladimir Balshin, lauréat de nombreux prix.
Ce qui frappe le plus dans la « nouvelle » formation, ce sont ses interprétations des classiques viennois. Si le Quatuor Borodine avait toujours saisi l'occasion de jouer un morceau de Haydn, Mozart, Schubert ou Brahms mais s'était progressivement concentré sur Beethoven, pendant l'ère de Dubinsky, ces pages souffrirent du style quelque peu narcissique de son premier violon ; et à l'époque de Kopelman, si l'on se souvient de lectures mémorables des classiques, il arrivait que leur style fût trop pesant et pas assez assuré. Les interprétations semblaient être méticuleusement policées par Belinsky, si bien qu'au concert, on retrouvait des petits détails que l'on se rappelait d'innombrables prestations antérieures. Il est tout simplement impossible de s'imaginer les premières formations interpréter Schubert et Brahms avec le franc plaisir qui transparaît sur le présent programme. La patine sonore de l'ensemble demeure, mais l'approche musicale a été allégée et rafraîchie. Interrogé, Aharonian admettait volontiers qu'en tant que soliste, il lui avait fallu près de cinq ans pour s'adapter pleinement au jeu de quatuor. Son succès peut être mesuré par l'éblouissante manière avec laquelle le présent effectif joue Haydn, à des années-lumière du style exotique imparti à L'Alouette, Op. 64 n°5 par l'ensemble emmené par Dubinsky.
Pas de Haydn ici, mais on entend le Quatuor en mi bémol tout aussi joyeux de Schubert, qui par le passé était un favori du Quatuor Smetana aussi bien que du Quartetto Italiano. Écrit en novembre 1813 pour être joué à domicile, alors que le compositeur n'avait pas encore dix-sept ans, c'était son huitième quatuor et le plus habile jusqu'ici, même si le compositeur fit le choix insolite d'une même tonalité pour les quatre mouvements. Schubert aurait lui-même tenu la partie d'alto lors d'exécutions privées, et sa musique montre qu'il connaissait son métier sur le bout des doigts : la texture est transparente, l'équilibre entre les voix excellent. Un Allegro moderato assez solennel est suivi d'un bref et brillant Scherzo avec un poignant Trio, un Adagio touchant et un délicieux finale dans lequel les interprètes peuvent s'en donner à cœur joie.
Le morceau suivant du programme est un chef-d'œuvre, l'un de ces troncs inachevés si frustrants qui émaillent la production de Schubert. En décembre 1820, il entama la composition d'un quatuor en ut mineur, mais après avoir écrit un Allegro assai dramatique et les quarante et une premières mesures d'un Andante, il mit son ouvrage de côté et ne le reprit jamais. Le seul mouvement mené à bien figure au répertoire de tous les quatuors professionnels sous le titre de Quartettsatz.
Johannes Brahms était un grand admirateur de Schubert, qui pendant des années fut victime comme paralysé à l'heure d'écrire des quatuors. L'exemple de Beethoven était trop intimidant et Brahms détruisit on ne sait combien de ses tentatives avant d'autoriser la publication de ses deux quatuors de l'opus 51. Achevé durant l'été 1873, le Quatuor en la mineur est le plus lyrique et automnal des deux. L'épisode de style hongrois de l'Andante moderato et l'atmosphère distinctivement magyare du vigoureux Finale rendent hommage à un ami proche du compositeur, le violoniste hongrois Joseph Joachim, dont l'ensemble donna la création de l'ouvrage.
En guise de bis, le Quatuor Borodine joue l'Agitato du bucolique Quatuor n°3 en si bémol, op. 67, que Brahms composa en 1875. Ce ravissant mouvement, qui remplit la fonction d'un scherzo, oppose les sonorités de bronze de l'alto d'Igor Naidin aux autres instruments, jouant avec sourdine. Brahms confia au chanteur et chef d'orchestre George Henschel qu'il s'agissait de « la plus amoureuse et tendre » de ses compositions.