D'emblée, ce nouveau projet promis, annoncé depuis des mois, créé à Utrecht en août dernier, fait partie des réussites exceptionnelles qu'il nous a été donné de voir. Une esthétique jubilatoire du caractère et de l'arabesque. Caractère à la manière d'un Labruyère, et même contrastes dans la drôlerie la plus délirante : Molière, expert du psychologique et du comique de situation, nous offre dans ce « Bourgeois », l'une de ses galeries de portraits les plus saisissants. Il cisèle avec dextérité les registres du bouffon, du truculent, de la satire aussi. La troupe réunie ici est d'une rare cohérence, communiquant sans s'épargner l'esprit du théâtre comique le plus endiablé.
Ce Bourgeois « falstaffien » est le dindon de la farce, le mouton d'une duperie qui va fortissimo : depuis les scènes où chacun de ses professeurs (de danse et de musique, maître d'arme et professeur de philosophie, puis maître tailleur, véritable caricature charge de la créature poudrée Versaillaise) surenchérissent dans la dérision comique jusqu'à ce sommet du délire facétieux : l'intronisation de Monsieur Jourdain en « mamamouchi ». Mais Molière sait aussi atténuer la satire : il ajoute cette naïveté désarmante qui rend son héros comique, plutôt sympathique. Ce dont joue avec tact, Olivier Martin Salvan dans le rôle-titre. La musique de Lully quant à elle, parachève les coups brossés de son complice Molière. Elle renforce l'acuité drolatique de cette sublime bouffonnerie.
Arabesque ? A l'appui des caractères de la scène, le style des acteurs et des décors ajoutent leur contribution à la valeur du spectacle. On ne saurait être ici indifférent à la langue des acteurs. Contours et détours presque ensorcelants d'une langue théâtrale restituée/recréée : contournements chantants et précieux d'une déclamation parlée diphtonguée qui manie consonnes et voyelles, projetées et toutes dites, avec une savoureuse créativité… (Madame Jourdain, tenue par un comédien visiblement « habité » par ce travestissement fidèle à l'époque) ; preuve que les tentatives du chercheur linguiste Eugène Green ne sont pas demeurées lettres mortes. Le metteur en scène de ce Bourgeois hors normes, Benjamin Lazar, est lui-même l'élève de Green. Il nous reste à l'esprit le souvenir où le « maître ès français baroque », avait produit à l'occasion d'un premier « mai baroque à Paris », Corneille au théâtre de l'épée de bois à la Cartoucherie de Vincennes, dans les éclairages d'époque (là aussi des bougies par centaine) et dans une approche nouvelle de l'articulation des textes.
Cette diction opérante qui n'a jamais l'arrogance la reconstitution savante, fait s'écouler le texte de Molière avec une prodigieuse vivacité : sur scène, elle électrise littéralement l'action dramatique et dépoussière les ressorts du comique de chacun des dialogues. Preuve nous est donnée que le théâtre du Grand Siècle n'est pas une récitation morte. Et son « actualité » nous touche tant, dans maints détails de cette scène d'humanité grotesque et « ridicule » (si l'on reprend le registre réclamé par le Roi lors de sa commande à Molière et Lully), qu'on ne cesse de reconnaître tout au long de cette « comédie-ballet » de 1670, que les auteurs n'ont jamais mieux conçu de plus juste et de plus intelligent.
Arabesques aussi, dans la mise en scène, des gestes et attitudes, toutes puisées à la seule source que nous a transmis l'époque de Molière : les peintures du XVIIème siècle. Rhétorique du geste autant que des regards qui d'autant plus « agissants », sont accentués par cet éclairage de lanterne magique : la rampe symbolique que constitue la rangée des bougies allumées pendant les presque quatre heures de représentation, évoque le cabinet féerique de notre enfance, la boîte à illusions et transformations qui a ce pouvoir fascinant de nous transposer, comme par enchantement, sur la scène baroque.
Arabesques contournées enfin, des vantaux décoratifs formant le cadre de l'action : à la manière des cabinets du XVIIème, meubles à transformation contenant toujours un secret mécanisme, la scène du Bourgeois est un espace clos et raffiné où à la lueurs des bougies, paraissent les figures-acteurs dans cet écrin précieux, couvert de figures d'écailles et de laiton cuivré enroulées de palmes et d'acanthes, à la façon d'André Charles Boule, maître de la marqueterie luxueuse, celle qu'affectionnera tant Louis XIV pour Versailles.
La mise en scène de Benjamin Lazar est limpide. Elle est à la mesure de son jeu d'acteur : il campe un maître de Philosophie d'une très efficace finesse et d'une vivacité désopilante, en particulier dans la scène où il s'agit d'arranger le poème de Monsieur Jourdain : « Belle Marquise… ,». D'un foisonnement de scènes cocasses et survoltées, d'une ivresse délirante inouïe, Lazar sait doser et conduire la tension jusqu'à son acmé : la cérémonie turque, préambule bouffon d'une totale fantaisie préparant lui-même au Ballet des nations dont Lully fait une surenchère musicale conclusive (jubilatoires « première et troisième entrées » : qu'il s'agisse de l'essaim des fâcheux qui se disputent les livres du distributeur, ou des pas cadencés « des Espagnols », la magie du théâtre opère avec plénitude).
Des interprètes magiciens pour une œuvre délirante. Ce qui est assurément satisfaisant, c'est l'esprit de la troupe. Porté par un collectif de comédiens-acteurs-chanteurs-danseurs absolument confondants, et dans la saveur burlesque et dans le pastoralisme sensuel et langoureux, le chef d'orchestre, ailleurs directeur du Poème Harmonique, Vincent Dumestre, met ici à profit les fruits de ses recherches gravées au disque chez le label Alpha : il nous délecte de son art de l'articulation de ce « français Grand Siècle » dont, si nous n'en ne possédons pas l'exacte connaissance, du moins en avons-nous comme moteur stimulant, une indéfectible nostalgie. Dumestre, maître des dosages de timbres instrumentaux, excellent « diseur de ballets », qui en exprime les rythmes et les accents comme personne, ajoute à l'ouvrage, ce supplément d'âme indicible qui recrée littéralement ce prodigieux laboratoire esthétique : « comédie-ballet », au carrefour de milles registres et formes, jetés là comme de géniales esquisses : de la danse et du chant, de la farce comique et de l'élégie amoureuse, tout s'exalte et produit une forme en devenir, un « work in progress », stupéfiant de vitalité et de cynique vérité où ce Bourgeois aux prétentions nobiliaires, est plus émouvant que détestable.
Le chant n'a pas encore la part belle, l'exemple de la tragédie antique, point encore la primauté sur tout autre sujet : Lully structurera tout cela, trois ans plus tard, en 1673, avec Cadmus et Hermione, première tragédie lyrique de l'Histoire. Ici, on écoute avec ferveur cette science dans la tenue des danses, dans l'équilibre des parties, dans l'acuité des rebonds rythmiques (la marche turque est d'une souveraine netteté). On sent bien que rien n'est laissé au hasard mais tout coule de source.
Pour l'heure, on regrette que Paris n'accueille la performance que pour deux soirées, de surcroît à guichet fermé, dans le cadre du Festival « Abeille Musique » ! Cette indiscutable production nous fait partager le sentiment inestimable d'assister, – comme Louis XIV, alors jeune monarque fougueux et ardent, tout occupé à la jouissance de ses plaisirs -, à la naissance d'un divertissement de grand style, libre dans sa forme, prodigue par ses effets, conçu par un duo échevelé, les « deux Baptistes » dont la collaboration bien que d'une issue malheureuse, allait engendrer l'opéra Français à Versailles.
Ils sont jeunes passionnés de théâtre, de musique, de danse, des arts baroques, ensemble ils vont, en 2004, interpréter une œuvre majeure du patrimoine français : Le Bourgeois Gentilhomme. Les films apportent des éléments de compréhension sur le contexte de l'époque, Molière et Lully, Le Bourgeois Gentilhomme comme l'apogée de leur travail en commun, l'art de la comédie ballet, la parole baroque, la notion d'ornement dans le chant, la musique et la gestuelle, l'importance de la pécision et de la maîtrise des apparences, l'audace et la liberté de création hier et aujourd'hui.
Par Alexandre Pham,
© classiquenews.com
Avec : Vincent Dumestre, directeur artistique
Benjamin Lazar, metteur en scène
Cécile Roussat et Julien Lubeck, chorégraphes
Alain Blanchot, costumier