C'est en 1970 que Michael Tilson Thomas débuta avec le London Symphony orchestra, l'année où il fut aussi nommé chef associé de l'Orchestre symphonique de Boston, après ses débuts impromptus avec cette phalange en octobre de l'année précédente à New York, où il avait remplacé William Steinberg au pied levé pendant un concert. Âgé de seulement vingt-cinq ans, et ayant déjà entamé sa prolifique carrière discographique avec un album d'œuvre d'Ives et de Ruggles reflétant ses affinités avec la musique américaine, Tilson Thomas était le type même du Wunderkind de la musique. Par la suite, il ne tarda pas à se produire régulièrement à la télévision, et d'abord avec les Young People's Concerts de la chaîne CBS au début des années 1970, qui en sont venus à constituer une part importante de ses activités de musicien.
Il est tentant de le comparer à Bernstein, non seulement du point de vue de leur fulgurante ascension, mais également pour leur envie de communiquer sur la musique, avec intelligence et une passion communicative, en s'adressant au plus large public possible. Aujourd'hui, les émissions de Tilson Thomas intitulées Keeping Score, qu'il anime avec son San Francisco Symphony Orchestra, suivent la voie des films qu'il réalisa pour la BBC lorsqu'il était chef principal du LSO pendant les années 1980 et 1990. Deux ans avant de venir prendre ses fonctions à Londres en 1988, il rédigea et présenta son « essai télévisé » fascinant et fouillé sur Till l'espiègle de Strauss, qu'il couronna de l'interprétation immortalisée ici. Cette prestation en studio fut suivie d'une émission plus ambitieuse sur Une vie de héros, filmée sur le vif et en public dans le fief de l'orchestre au Barbican Centre de Londres en 1994, avec une introduction attachante et édifiante du chef. Les émissions musicales de Tilson Thomas pour la BBC avec l'Orchestre Symphonique de Londres ne faisaient pas partie d'une série régulière et abordèrent un large éventail de sujets, allant de Gershwin à Rimsky-Korsakov et de Beethoven à Sibelius. Quant à l'émission sur Une vie de héros, quels qu'aient été les rumeurs équivoques entretenues par le compositeur au sujet du contenu de ces pages, c'est à l'élément autobiographique qu'elle s'attacha. De la même manière, le Till l'espiègle de Tilson Thomas avait associé le « fripon » du sous-titre de l'ouvrage au compositeur, situant Strauss au cœur de sa propre musique – le film s'intitulait Les Nombreuses Facéties de Richard Strauss. Barrie Gavin, le réalisateur du film ultérieur, avait une vision très claire de l'ouvrage : « J'avais envisagé diverses façons de faire Une vie de héros, et je me suis dit qu'au lieu d'utiliser de vieilles photos fanées, il pourrait être intéressant d'associer des éléments visuels à la musique, en lui donnant un sens. C'est une sorte d'autobiographie secrète, non dénuée d'une dose d'humour et d'ironie, et il lui fallait une composante visuelle qui fonctionne vraiment. » L'artiste graphique Pat Gavin (aucun lien de parenté avec le réalisateur), mieux connu pour le générique du South Bank Show, émission anglaise d'une impressionnante longévité, a créé des images des Strauss, dans leur jeunesse, et dans l'éclat automnal de leur vieillesse (on voit distinctement leur maison à Garmisch), ajoutant des séquences animées pour accompagner les sons les plus apocalyptiques du compositeur et de son énorme orchestre.
Dans les deux œuvres, il est frappant que Strauss ait d'abord été réticent à mettre des mots sur ses intentions. Il laissa le soin à des amis de scénariser les six sections d' Une vie de héros jalonnées par les illustrations de Pat Gavin dans le film, tandis que les descriptions détaillées du récit qui anime Till l'espiègle apparaissant dans le film constituent une concession ultérieure. Le morceau lui-même eut pour origine l'échec de l'opéra de Strauss Guntram, d'abord à Weimar en 1894 puis de façon retentissante, à Munich l'année suivante, et les deux pièces orchestrales dépeignent une figure centrale en butte aux philistins et à des critiques malveillants. Au départ, Strauss souhaitait faire de Till l'espiègle, le bouffon moqueur de la légende allemande, le protagoniste d'un opéra en un acte, mais il renonça à ce projet durant l'été 1894, préférant la forme de narration qui lui avait valu la gloire : le poème symphonique.
Si l'ouvrage prétend être un « rondeau », les motifs musicaux de Till le fripon constituant le thème principal, on y trouve aussi des éléments de variation orchestrale – la forme que Strauss emploierait plus tard pour le portrait de Don Quichotte – qui inspirent au compositeur toutes sortes de sortilèges instrumentaux pour raconter son histoire. Concernant la question du récit, Tilson Thomas rapporte une anecdote éloquente du violoncelliste Gregor Piatigorsky, qui, alors qu'il répétait Don Quichotte sous la direction de Strauss, avait demandé quelques indications au compositeur. La réponse de Strauss fut que le violoncelliste «chantait »la musique alors qu'il fallait la « dire » , commentaire qui annonce le compositeur d'opéra en devenir, capable de créer le dialogue musical spontané et fluide qui caractérise ses œuvres scéniques.
Kenneth Chalmers,
traduction David Ylla-Somers
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