Ce n’est pas la première fois que Piotr Beczala chante le tragique destin de Riccardo / Gustavo dans Un Bal masqué de Verdi.
Il a déjà brillé dans ce rôle récemment à Vienne et Münich. Mais le ténor polonais que le monde s’arrache ne s’en lasse pas. « C’est un plaisir de chanter cette musique, parce que Verdi a écrit la partition de mon personnage, Riccardo, d’une façon incroyablement intéressante. On passe de moments complètement dramatiques à des moments presque ludiques » dit-il, ravi, alors qu’il s’apprête à monter sur scène, au Liceu de Barcelone.
Une oeuvre pionnière et virtuose
Et c’est bien là ce qui explique le succès d’Un Ballo in Maschera, et ce, dès sa création à Rome le 17 février 1859 – les vingt rappels par une salle en délire on marqué l’histoire du Teatro Apollo. Pourtant, Giuseppe Verdi avance en terra incognita quand il décide d’utiliser la comédie comme faire-valoir de la tragédie. Le contraste entre la légèreté des airs et le drame qui se déroule sous nos yeux n’en rend que plus glaçante l’effroyable destinée des personnages. Cela vaut aujourd’hui à sa tragédie en trois actes d‘être considérée comme une oeuvre pionnière et virtuose.
Une intrigue classique
L’argument est assez classique : Riccardo est secrètement amoureux d’Amelia, la femme de son plus fidèle lieutenant, Renato. Lors d’une visite incognito avec ses courtisans à la devineresse Ulrica, le gouverneur surprend Amelia venue demander un remède à un amour interdit. Il comprend que les sentiments qu’il éprouve pour elle sont réciproques.
Consultant à son tour Ulrica, celle-ci lui prédit une mort imminente. Son assassin sera le premier homme à lui serrer la main. Tout son entourage est soulagé quand cet homme s’avère être Renato : comment en effet pourrait-il être mis en danger par son meilleur ami, quand il se sait déjà menacé par un groupe d’insurgés ?
Mais quand Renato surprend sa femme en compagnie du gouverneur, il décide de se joindre à la rébellion. Et c’est au cours d’un bal masqué qu’il abat d’un coup de feu le gouverneur. Avant de mourir, Riccardo a le temps de lui jurer que sa femme est restée pure et que rien ne s’est passé entre eux. Il lui accorde aussi son pardon.
Une oeuvre de l’oxymore
« La plus belle scène selon moi est celle avec Ulrica, où Riccardo se rit de sa prophétie », confie Piotr Beczala. « Le génie de Verdi tient à la façon dont il a écrit cette partie, faisant basculer un moment léger et amusant dans le sérieux. C’est pour moi un des plus beaux moments de l’opéra, et aussi un des plus grands défis pour un ténor ».
A la mise en scène, le Français Vincent Boussard livre une version retravaillée de la production jouée pour la première fois il y a trois ans à Toulouse. Sa lecture est à plusieurs niveaux. « Il ne s’agit pas simplement d’un bal à la fin du dernier acte. La vie est un bal en permanence dans lequel on avance masqué. C’est ça le sens de l’œuvre », décrypte-t-il.
« C’est une œuvre de l’oxymore. Sous la légèreté, on trouve le poids du destin terrifiant, sous le bal, sous le masque du bal, on retrouve des solitudes abyssales. Il y a toujours une chose qui raconte le contraire de l’autre, où on se sert du masque pour parler de la vérité. »
Piotr Beczala se félicite en tout cas du travail de Vincent Boussard. « Ce que nous faisons ici, au Liceu de Barcelone est atemporel. C’est une très bonne chose que le concept du metteur en scène ne vienne pas occulter l’histoire. Aussi, c’est le mélange merveilleux d’une perception moderne de l’opéra et d’un art vraiment classique du récit. Et c’est ce qui me plaît. »
Censure et politiquement correct
L’histoire contée par Verdi dans Un Bal masqué n’a cependant pas toujours été celle d’un gouverneur de Boston du XVIIIème siècle. Le livret d’Antonio Somma, d’après l’oeuvre du dramaturge et librettiste français Eugène Scribe consacrée à l’assassinat politique du roi de Suède Gustave III lors d’un bal masqué le 15 mars 1792. L’assassinat de ce monarque éclairé par un défenseur de la monarchie absolue avait défrayé la chronique à l‘époque.
Somma avait pris soin d’y ajouter une intrigue amoureuse bien moins chaste que dans la version définitive. Mais c‘était sans compter sur la censure, implacable dans une Italie en quête de stabilité dans une Europe d’Etats-nation.
Piotr Beczala avoue une petite préférence pour Gustave III qui, contrairement à Riccardo, est un passionné de théâtre dans l’opéra lui-même. « Il n’en est pas moins convainquant en Riccardo, où son talent et son charisme suffisent illuminent une production tout en clair obscur ».