Guennadi Rojdestvenski était-il le plus grand chef d'orchestre de l'histoire du ballet ? Ses enregistrements de Roméo et Juliette de Prokofiev et du Lac des cygnes de Tchaïkovski pour le fameux label soviétique Melodiya semblent le confirmer : même si les choses ont évolué depuis en matière de qualité sonore, le tempo et les proportions de chaque numéro de danse paraissent encore parfaits aujourd'hui et quand, sur ce programme, la caméra se tourne vers le chef en plein milieu de la Danse arabe du deuxième acte du Casse-Noisette de Tchaïkovski, on pourrait dire que si les jambes et le reste du corps du chef avaient été doués de l'éloquence expressive qui émane de la chorégraphie recherchée de ses mains, il aurait pu lui aussi être un immense danseur.
Les deux séquences présentées ici, extraites de l'édition 1981 des Proms, illustrent l'un des plus grands moments des trois ans qu'il passa à la tête de l'Orchestre symphonique de la BBC. En se remémorant l'audace de ses programmations, on se prend à regretter que tout n'ait pas été filmé pour la BBC. Quoi qu'il en soit, le présent couplage est une réussite. Tchaïkovski était bien conscient de la dette qu'à l'instar de tout compositeur russe il avait envers Glinka, le père fondateur officiel d'une musique nationale : « Je suis un descendant de Glinka », déclara-t-il fièrement en 1881. Emmené voir, alors qu'il avait neuf ans, La Vie pour le tsar, le premier opéra de Glinka qui raconte le sacrifice d'un paysan plein d'abnégation pour protéger Mikhaïl I d'une invasion polonaise, Tchaïkovski affirma plus tard qu'il aimait cet opéra au-dessus de tout autre, le Don Giovanni de Mozart excepté. Pourtant, en tant que compositeur, il était sans doute plus redevable envers l'opéra suivant de Glinka, Ruslan et Ludmilla, opéra féérique composé en 1842 et inspiré d'un poème héroï-comique de Pouchkine faisant intevenir entre autres des chevaliers rivaux, une belle endormie qui se fait enlever, un méchant nain, une tête géante, un anneau et une épée. L'exotique Marche de Tchernomor, avec son trio mené par un glockenspiel, influença deux miniatures de Tchaïkovski, dont une page de Casse-Noisette, tandis que le moment plein de tension du milieu de l'ouverture où des bois lointains et des accords de cordes s'entrecroisent autour d'une note tenue de cor trouve un écho pour lui rendre hommage dans l'ouverture de Roméo et Juliette.
La deuxième partie de ce programme, enregistrée en juillet 1981, présente le deuxième acte de Casse-Noisette dans son intégralité. Loin de Rojdestvenski l'idée de chambouler la séquence des numéros comme a pu le faire son éminent confrère Yuri Temirkanov : en sa qualité de chef d'orchestre du ballet du Bolchoï à partir du début des années 1950 – il y dirigea Casse-Noisette pour la première fois à l'âge de vingt ans –, Rojdestvenski ne savait que trop bien les dégâts que pouvaient causer les caprices d'un chorégraphe (on en trouve le pire exemple dans l'adaptation cinématographique de Lavrovski du Roméo et Juliette de Prokofiev avec la grande Galina Oulanova, dont Rojdestvenski dirigea la bande sonore ; il eut l'occasion de se racheter un peu plus tard au cours des années 1950 avec son enregistrement intégral).
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