Lorsque l'exécution du premier morceau du présent programme fut filmée en 1963, le chef d'orchestre Georg Solti était sur le point de devenir une figure internationale de premier plan dans le monde de la musique. Il avait effectué ses débuts à l'opéra sous les plus mauvais auspices, dirigeant Les Noces de Figaro à Budapest le soir de l'Anschluss où, en 1938, l'Allemagne nazie annexa l'Autriche. Il passa les années de guerre en Suisse à affûter sa redoutable technique de pianiste de concert. Dès que les hostilités eurent pris fin, il gagna l'Allemagne pour relancer sa carrière de chef d'orchestre ; avec le soutien d'un camarade de l'Académie Liszt, le pianiste Edward Kilyéni, devenu officier dans l'armée américains d'occupation, il décrocha rapidement le poste de directeur musical de l'Opéra d'état bavarois de Munich, notamment parce qu'à l'époque, rares étaient les chefs allemands n'ayant pas eu d'accointances avec les nazis. Il y dirigea Der Rosenkavalier (1949) et Die Walküre (1950) et fut repéré comme un musicien à suivre par l'écrivain anglais et futur producteur de disques John Culshaw. Ils ne tardèrent pas à travailler ensemble sur des enregistrements. Solti quitta Munich pour devenir directeur musical de l'Opéra de Francfort en 1952, où il demeure jusqu'en 1961. Pendant cette période, il fit ses débuts dans les fosses de San Francisco (1953) et de Glyndebourne (1954), rencontrant à chaque fois le succès, et mena de nombreuses activités dans toute l'Allemagne.
Quand Culshaw devint responsable du département des artistes et du répertoire du label Decca en 1956, Solti était le choix idéal pour se lancer dans des enregistrements d'intégrales d'opéras, ce qu'il n'était pas parvenu à faire jusqu'alors. Il fut aussitôt engagé pour diriger de longs passages de Die Walküre de Wagner avec Kirsten Flagstad, et quand Karl Böhm renonça inopinément à diriger Arabella de Strauss à Vienne en mai 1957, cest vers Solti que le label se tourna pour le remplacer. Bon nombre des qualités de chef straussien qui le distinguaient étaient déjà manifestes, et ce disque demeure une version de référence de ce qui est l'une des plus belles partitions du compositeur. Mais c'est dans Wagner que Solti s'imposa comme artiste du disque en Europe et en Amérique : à l'automne 1958, c'est lui qui fut engagé pour diriger le Wiener Philharmoniker dans la première intégrale au disque de Das Rheingold. Grâce à cet enregistrement, qui figura même brièvement au classement des dix meilleures ventes d'albums aux USA, Solti fit ses débuts au Royal Opera House de Covent Garden en 1959, avant d'en devenir le directeur musical en 1961.
Les premières années passées au Covent Garden ne furent pas faciles pour Solti, qui dut faire face à l'hostilité permanente de la presse, les critiques lui reprochant son trop plein d'énergie nerveuse, avec ses tempi rapides, ses dynamiques extrêmes et la précision obsessionnelle de son articulation. C'est seulement au bout de trois ans que les attaques de la critique se firent moins violentes. De fait, ce qui jouait en faveur de Solti était son indéniable volonté de rehausser le niveau d'interprétation, notamment du point de vue des critères orchestraux. C'est tout à fait le Solti de cette époque que l'on retrouve dans sa lecture de l'Ouverture du Vaisseau fantôme de Wagner, captée pour la télévision en 1963. L'accent est mis sur la netteté de l'articulation – par exemple avec les dessins de cordes initiaux qui dépeignent la mer déchaînée –, les rythmes tendus – comme pour les appels de cor qui décrivent le navire spectral du Hollandais Volant –, et les paroxysmes des dynamiques – avec des crescendos allant du pianissimo le plus doux au fortissimo le plus assourdissant.
Au milieu des années 1960, les magnifiques intégrales de Siegfried et Götterdämmerung réalisées par Solti pour Decca avaient pleinement établi sa réputation de wagnérien. Début 1965, il initia au Covent Garden une série de nouvelles productions d'opéras de Richard Strauss. La différence entre le Solti de 1964 et celui de 1967 saute aux yeux dans sa magistrale interprétation du Don Juan de Strauss avec l'Orchestre du Covent Garden donnée cette année-là pour la télévision. Aussi magnifique qu'ait été Solti dans Wagner, c'est sans doute dans Strauss qu'il brilla au-dessus de tout. Ici, à sa quête de l'excellence technique répond une appréciation apparemment nouvelle et tolérante de la nature expressive de cette musique. C'est bien là le Solti qui en vint à dominer le paysage musical international du dernier quart du 20e siècle, au même titre que Herbert von Karajan.
En 1985, année de la captation télévisée de la Cinquième de Beethoven avec l'Orchestre symphonique de la BBC au Royal Albert Hall, il y avait dix-sept ans que Solti était premier chef de l'Orchestre symphonique de Chicago. Solti n'avait alors plus guère de rivaux, que ce soit en concert ou au disque. Même s'il était âgé de soixante-treize ans au moment de cette prestation, une grande partie de sa fougue demeurait intacte, avec son souci constant de la tension rythmique, de la puissance des contrastes dynamiques et son sens théâtral indissociable de ses interprétations. Grâce à cette bande vidéo historique, tout le monde peut voir et entendre à quel point ce style était efficace sur le vif, et elle constitue un hommage idéal pour un chef d'orchestre de légende.
© David Patmore / ICA
Traduction : David Ylla-Somers