L'énigme du génie Leonard Bernstein.
Bernstein, libéral de la côte Est, n'était pas à l'aise avec le passé impérialiste de l'Angleterre. Il aimait les opérettes de Gilbert et Sullivan et les mots-croisés de l'hebdomadaire The Listener mais détesta sa première visite à Londres en 1946. C'est à cette occasion (organisée par Ralph Hawkes, éditeur musical et ami du mentor de Bernstein, Aaron Copland) que Bernstein dirigea six concerts avec le London Philharmonic Orchestra ainsi que le Philharmonia Orchestra nouvellement formé pour un enregistrement du Concerto pour piano en sol majeur de Ravel, mais le projet se heurta à tellement de difficultés que le disque ne fut jamais publié au Royaume-Uni. Bernstein avait été malade, se sentait seul et déprimé par ce Londres ravagé par les bombes ; il était mécontent du niveau des musiciens de l'orchestre. Au cours des trois décennies suivantes, il donna tous ses concerts londoniens (excepté quelques apparitions avec le New York Philharmonic lors de diverses tournées) avec l'audacieux London Symphony Orchestra, notamment une exécution mémorable de la Huitième Symphonie de Mahler au Royal Albert Hall en 1966 et un concert commémoratif pour le premier anniversaire de la mort de Stravinsky en 1972.
Pour le BBC Symphony Orchestra, le fait que le célèbre chef accepte de travailler avec un autre orchestre que le LSO fut donc un véritable événement ; en tant que membre habituel de l'équipe de production de Bernstein au cours des dernières années, je fus ravi de jouer le rôle d'intermédiaire dans les négociations, qui furent conclues juste avant que je ne quitte mon poste de directeur de la musique et des arts à la BBC pour me concentrer sur mon activité de réalisateur. Le film de la répétition, tourné dans le studio de l'émission Omnibus de la BBC, fut l'une de mes premières missions en tant que réalisateur. Bernstein, alors âgé de soixante-trois ans, était très conscient de l'importance historique du célèbre orchestre de la BBC, fondé en 1930 sous l'impulsion d'Adrian Boult ; Sir Adrian fut anobli quelque sept ans plus tard pour avoir élevé l'orchestre au rang des meilleurs ensembles britanniques. En 1982, l'orchestre était toujours considéré comme l'un des meilleurs dans l'interprétation de la musique contemporaine (le nouveau cycle de mélodies avec orchestre de Bernstein, Songfest, figurait également au programme) mais il se produisait moins souvent en public que ses rivaux et ne disposait plus de la même pléiade de solistes prestigieux qu'aux temps glorieux d'avant-guerre, lorsque Arturo Toscanini et Bruno Walter avaient fait partie de ses chefs invités. Malgré sa grande expérience de chef invité, le premier contact de Bernstein avec les musiciens de l'orchestre fut complètement raté : il arriva vraiment en retard à la première répétition, qui avait lieu dans un studio de la BBC ; cela lui était déjà arrivé avec le LSO en 1966 lorsqu'il répétait la Cinquième Symphonie de Chostakovitch pour une inoubliable émission Workshop. Il prétendit qu'on l'avait conduit au mauvais studio de la BBC mais en vérité, il avait sous-estimé le temps nécessaire pour aller du Savoy à White City (qui était « juste de l'autre côté du parc ») et au désespoir de son assistant, il quitta l'hôtel bien trop tard pour effectuer ce trajet à travers la ville et ses rues congestionnées. Il aggrava encore la situation lorsque, en entrant finalement dans le studio, il interrompit le discours de bienvenue du premier violon solo, Rodney Friend (qu'il avait connu lorsque Friend était premier violon solo au New York Philharmonic), puis se lança, sans présenter la moindre excuse pour son arrivée tardive dont il ne semblait même pas être conscient, dans un discours décousu sur la sympathie qu'il ressentait pour le compositeur dont il allait interpréter la musique, Edward Elgar, qu'il appelait avec insistance « Eddy ». Leur principal point commun, semblait-il, était leur goût pour les devinettes et les anagrammes. Sur les écrans, je pouvais voir la gêne et l'agitation envahir de plus en plus l'orchestre et la situation ne s'améliora pas lorsque Bernstein commença enfin à diriger : il aborda le thème d'Elgar vraiment très lentement.
Bernstein, désormais sexagénaire – ce sera la dernière décennie qu'il allait vivre dans son intégralité – avait tendance à jouer les mouvements lents plus lentement et les mouvements rapides plus rapidement qu'auparavant. Son interprétation des Enigma Variations ne fit pas exception : il disposait d'un orchestre virtuose et le mit à l'épreuve. Lorsque Rodney Friend se plaignit en répétition du « tempo impossible » imposé par Bernstein pour « G.R.S » (Onzième Variation), le chef répondit que Tempo di molto voulait dire très rapide et invita Friend, sur le ton de la plaisanterie, à « être un capitaine » et à mener ses troupes dans la bataille. En réalité, les mouvements rapides ne sont pas excessivement rapides et, dans le magnifique finale, Bernstein respecte les nombreux changements de tempo d'Elgar avec la même rigueur dévote dont il avait fait preuve vis-à-vis des instructions de Mahler. Il rappela à plusieurs reprises que la musique d'Elgar s'inscrivait dans la tradition européenne, et qu'elle était influencée par Schumann et Tchaïkovski ainsi que par Wagner et Richard Strauss, ami et admirateur d'Elgar. Sous sa direction, les solistes produisirent quelques passages magnifiques, notamment la première clarinette, Colin Bradbury, mais il y eut quelques moments de tension en répétition, notamment lorsqu'un désaccord éclata entre Bernstein et le pupitre des trompettes.
On a critiqué le fait que Bernstein rende certaines des variations les plus lentes inutilement solennelles. Sa version de « Nimrod » (Neuvième Variation) notamment a provoqué l'incrédulité frisant la moquerie parce que son exécution dure cinq minutes et quinze secondes, soit presque deux fois plus longtemps que chez la plupart des autres chefs ; et elle dura encore davantage lors de la première répétition, presque sept minutes. Tout ce que je peux dire pour justifier son choix, c'est que lorsqu'on voit la musique et qu'on l'entend en même temps, quand on regarde sur l'écran l'intensité de la battue et du langage corporel de Bernstein (particulièrement lors de la répétition en studio où il prie l'orchestre de « jouer de manière aussi pure et noble que possible »), on est envoûté par cette musique remarquablement spirituelle : après tout, Bernstein savait qu'Elgar voulait ici composer un adagio dans la tradition beethovénienne – en l'honneur de son meilleur ami, August Jaeger.
Lors d'un court entretien dans l'émission Omnibus, le présentateur Barry Norman demande à Bernstein sa théorie sur ce qui se cache derrière l'énigme du titre d'Elgar. Assis au piano, il explique comment le thème d'Elgar peut-être associé, bien que de manière tortueuse, à « Auld Lang Syne » (Ce n'est qu'un au revoir) ; il écarte une autre chanson, « Rule Britannia », tout simplement parce qu'elle n'est pas envisageable comme thème caché. Cependant, pour Leonard Bernstein, la véritable énigme réside dans le fait qu'une œuvre qui fait écho à tant de compositeurs européens antérieurs puisse avoir cette sonorité si britannique, si particulière à Edward Elgar : « c'est cela l'énigme du génie ».
Humphrey Burton
Traduction : Noémie Gatzler