« Ce mardi 5 janvier, un homme – un géant – nous quittait. Érudit incomparable, mathématicien de formation, penseur, théoricien de la musique, pédagogue immense, compositeur visionnaire, chef d'orchestre révolutionnaire, il était fidèle à cette tradition platonicienne qui veut que le poète serve la cité et contribue à la vie politique. C'est à lui que la France en général, et Paris en particulier, doivent certaines de leurs plus prestigieuses institutions musicales, comme l'Ensemble intercontemporain, l'IRCAM, l'Opéra Bastille, la Cité de la musique, complétée par cette fameuse Philharmonie de Paris, qui a finalement vu le jour il y a tout juste un an. Très naturellement, l'une des premières expositions proposées par cette dernière fut consacrée au parcours de Pierre Boulez, et à son apport considérable au monde de la culture.
« Auteur d'une multitude d'enregistrements de référence, Pierre Boulez était l'un des chefs d'orchestre les plus demandés au monde. Il s'était fait l'ambassadeur de la musique française du début du 20e siècle, et a contribué à faire connaître l'œuvre de Debussy et Ravel à l'étranger, notamment aux États-Unis, où il a été le directeur musical du New York Philharmonic dans les années 1970. Sa collaboration avec le Festival de Bayreuth a fait de lui un véritable héros wagnérien, notamment grâce à ce fameux Ring du 100e anniversaire, mis en scène par Patrice Chéreau, avec qui il triompha plus tard une seconde fois, pour un opéra de Leoš Janáček cette fois-ci, De la maison des morts, donné au Festival d'Aix-en-Provence. Ces succès à l'opéra s'expliquent non seulement par une maîtrise parfaite de la partition, mais aussi par une compréhension profonde du livret. Passionné de théâtre (il avait commencé sa carrière chez Jean-Louis Barrault), il était capable d'analyser avec la plus grande finesse la psychologie des personnages, et cela se ressentait dans son interprétation. Je pense aussi à Wozzeck et à ce Lulu d'anthologie avec Teresa Stratas à l'Opéra de Paris.
« Pierre Boulez était un artiste doublé d'un penseur, ce qui, d'après lui, était d'ailleurs un pléonasme. Il se plaisait à citer Baudelaire : « Je plains les poètes que guide le seul instinct ; je les crois incomplets… Il est impossible qu'un poète ne contienne pas un critique. » Composer, c'est « une façon très spécifique de penser. Seulement, on ne pense pas avec des mots, des couleurs, des traits, on pense avec des sons. »1 Et le système de pensée, chez Boulez, a logiquement été imprégné par sa formation scientifique. Pour s'en convaincre, il suffit de lire Penser la musique aujourd'hui : combien de références aux mathématiques ! Le champ lexical de l'algèbre abonde : l'univers de la musique est décrit comme « relatif », « né de l'élargissement de la notion de série », « en vue d'organiser un ensemble FINI2 de possibilités créatrices » qui « se déduit d'une série initiale par un engendrement FONCTIONNEL. »
« Pour autant, Boulez était loin de l'image de l'homme froid et austère que l'on essayait parfois de lui coller. Daniel Barenboim, au lendemain de la mort de Pierre Boulez, le résumait très bien : « il ressentait avec sa tête et pensait avec son cœur ». En 2002, lorsque j'ai moi-même eu le privilège de le rencontrer à l'occasion d'un enregistrement quand je dirigeais la naïve classique avec David Robertson et l'Orchestre National de Lyon (Rituel in memoriam Bruno Maderna, Notations I, VII, IV, III, II, Figures-Doubles-Prismes] ou en 2008 lors d'une diffusion en direct sur medici.tv d'un programme Stravinsky sous la pyramide du Louvre, j'ai toujours été frappé par son extrême disponibilité, sa gentillesse, son intérêt pour nos « choses techniques ». Avec toujours, un charisme naturel, évident et cet œil malicieux prêt à envoyer à chaque instant un propos d'une intelligence fulgurante.
« Les hommages ne cessent de pleuvoir depuis près d'une semaine. De son vivant aussi, à l'occasion de ses derniers anniversaires, il avait fait l'objet de célébrations et d'hommages dans le monde entier. Cette figure emblématique du paysage culturel s'est désormais éteinte. Mais sa vision de l'interprétation a modelé toute une génération d'artistes, dont certains ont été formés par lui au cours de nombreuses master classes et académies, en particulier à Lucerne. Les institutions qu'il a créées sont prospères et ont acquis une réputation internationale. C'est certain, son œuvre restera toujours vivante... Merci Pierre. »
Hervé Boissière, fondateur et directeur général
Et toute l'équipe de medici.tv
1 Entretiens avec Gérard Akoka.
2 C'est Boulez qui souligne.